À Bangkok, nous avons rendu visite à une vieille connaissance de Fleur Creatief : Sakul Intakul. Il y a quelques années, cet artiste floral fut l’un des invités remarqués de l’événement que nous organisons annuellement au domaine limbourgeois d’Alden Biesen et depuis lors, il a continué de faire parler de lui. Se tournant toujours plus vers l’Inde pour y puiser son inspiration, le grand maître thaïlandais a inauguré, il y a un peu plus de deux ans, le « Museum of Floral Culture » à Bangkok et publiera prochainement un nouvel ouvrage qui fera sans aucun grand bruit.
« Lire 10 000 livres et parcourir 10 000 miles ! »
« Khun » Sakul nous a donné rendez-vous dans son musée. Celui que l’on peut considérer comme l’un des plus grands artistes floraux d’Asie n’est, au début, pas très en forme, ressentant encore les effets d’un récent voyage éreintant en Inde où il a terminé au cours des dernières années des projets impressionnants. Mais une fois dans le bain, nous nous sommes lancés dans un entretien de trois heures, partant dans tous les sens, suivi d’une visite guidée du musée lui-même.
Parler avec cet homme, c’est un peu prendre place à bord de montagnes russes. Il est capable de vous présenter aussi bien un portefeuille de créations commandées par la reine thaïlandaise que des projets floraux conceptuels pour la chaîne hôtelière Bulgari Hotels & Resorts de Bali. Il s’est occupé de l’installation florale du tapis rouge du festival international du film de Rome et s’est récemment encore occupé de l’ensemble de la décoration florale des événements les plus divers organisés par la famille la plus riche d’Inde (famille Ambani).
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Formation sans limites
Ce qui nous intéresse surtout, c’est de savoir comment une personne telle que Sakul en est arrivée à l’art floral. Nous l’interrogeons en outre sur ses idées, ses sources d’inspiration, sa façon de travailler, etc.
« Pour moi, c’est une vocation. Il n’y a pas d’autre mot. Les plantes, les fleurs et l’art ont toujours piqué ma curiosité. Je n’en suis pas resté là. Quasiment tout m’intéressait et je semblais bon dans tout. Voilà pourquoi j’ai d’abord commencé par une formation d’ingénieur. Très rapidement, je me suis rendu compte que je passais plus de temps à l’école d’architecture. J’ai donc opté pour cette orientation aussi. J’ai pris partout quelque chose au passage et en réalité, c’est un avantage que je n’ai pas fréquenté l’école des arts lorsque j’ai opté pour mon orientation définitive. Ma formation ne m’a jamais imposé de limites et c’est là que réside précisément ma force ».
Sakul Intakul est généralement décrit comme « celui qui a le pouvoir de transposer des idées spirituelles par réalisations sculpturales à base de plantes et de fleurs » — de quoi vous mettre l’eau à la bouche ! — ou comme « celui dont l’œuvre possède son propre style, sa propre texture et sa qualité sculpturale ». Rien que ça !
Influence déterminante du bouddhisme
« Ça sonne bien », confesse-t-il en riant. « Je suppose qu’il y a chez moi un nombre d’influences à pointer du doigt. Je suis clairement un produit d’Asie. Je veux dire par là que j’ai surtout été inspiré par cette partie du monde où tout pétille. L’aspect religieux joue un rôle important. Je suis bouddhiste et cela se ressent dans mes créations. Parallèlement, j’ai aussi mon passé, tant artistique que technique, que je ne peux renier ».
« Pour moi, tout se réduit au moment présent. Tout le monde sait que les fleurs fanent. Vous ne pouvez donc les travailler que dans le présent et le produit fini n’est rien d’autre qu’un bonus temporaire. Ce que j’apprécie surtout dans les fleurs, c’est qu’elles sont l’un des premiers éléments dans la nature avec lesquels vous pouvez entrer en contact en tant qu’être humain. Elles n’ont pas de véritable valeur pour votre existence, mais elles donnent des idées et constituent une source d’inspiration pour un grand nombre de branches artistiques. Les fleurs vous ramènent très souvent à la réalité du quotidien et vous font prendre conscience que vous devez vivre le moment présent aussi longtemps que possible. J’en reviens ainsi à nouveau au bouddhisme ».
« Un proverbe chinois résume cette théorie très simplement : Lire 10 000 livres et parcourir 10 000 miles ! C’est aussi ce qui fait un bon designer selon moi. Une personne doit toujours et surtout faire appel à tous ses sens et retenir ce qui la rend meilleure ».
Le « Museum of Floral Culture »
Il est impossible de parler de Sakul Intakul sans parler du « Museum of Floral Culture ». Son enfant spirituel, qui a ouvert ses portes le 12 août (2012), précisément le jour de l’anniversaire de la reine Sirikit — et ce n’est pas un hasard —, également jour de la fête des Mères en Thaïlande, a grandi rapidement et est devenu aujourd’hui l’une des principales attractions touristiques de Bangkok, fréquentées par des amoureux de fleurs, mais aussi par des amateurs de nature, d’art et de culture du monde entier, et notamment du Japon.
« Je voulais créer le premier et l’unique musée de fleurs au monde. J’y révèle le rôle que les fleurs jouent dans la vie des Thaïlandais et j’explique parallèlement le lien entre les fleurs et les principes des temps modernes », précise notre passionné. « Ici, on présente de manière attrayante une histoire qui a débuté il y a des centaines d’années et on parcourt divers mondes de cultures florales en Asie. On met l’accent sur des pays tels que l’Inde, la Chine, le Japon, le Laos et l’Indonésie (Bali)».
Le musée est construit en style colonial et comporte deux étages. Il est établi dans un manoir (« mansion ») en teck, vieux de plus de 100 ans et joliment rénové. Les extérieurs sont déjà impressionnants en soi. Le jardin, avec ses sala classiques et sa piscine, a été transformé en un somptueux jardin de type « Thai meets Zen » dans lequel des orchidées, des plantes et des arbres indigènes jouent le rôle principal.
« Lorsque vous voulez parler de l’art floral thaïlandais, il est essentiel d’invoquer aussi l’artisanat thaïlandais. Vous devez aussi parler de la contribution des sites géographiques. Mon pays, par exemple, jouit d’un climat tropical qui rend la floraison de la plupart des fleurs très éphémère. Cela permet de comprendre pourquoi les artistes floraux thaïlandais séparent volontiers les fleurs pour les “retisser” ou “relier” ensuite sous diverses formes. Déstructurer et structurer pour mieux conserver… tout tourne autour de cela ».
« C’est sur cela que portent les explications nécessaires données dans les sept locaux de démonstration reliés ensemble. C’est pour cette raison que je prévois des visites guidées auxquels je prends personnellement part en assurant pendant une heure le “Director’s Tour” afin de conter le récit de manière optimale. Je m’arrête alors auprès d’un nombre de nos joyaux, notamment un registre japonais datant de 1756 qui explique l’art floral classique appelé shoka ».
Légende : photo 2 « Déstructurer et structurer… telle est l’essence de l’art floral thaïlandais. »
Inspiration occidentale, européenne, voire belge ?
Sakul Intakul, vous affirmez que vous êtes surtout inspiré par l’orient. Faut-il en déduire que l’occident, et en particulier l’Europe et même la Belgique, ne présente aucun intérêt pour vous ?
« Nenni ! », rétorque-t-il. « Lorsque j’avais 17 ans, j’ai séjourné un an aux États-Unis où j’ai étudié dans le cadre d’un programme d’échange. Ce séjour a aussi eu une empreinte sur moi. Je regarde toujours cette période avec satisfaction, car elle a totalement changé ma perception des choses. À partir de ce moment-là, c’est sciemment que je me suis tourné vers l’Asie. Cela a pour effet que parfois, quand on regarde mes créations, on se demande si elles ont été composées par un étranger qui a vécu longtemps en Asie… De toute évidence, il s’y cache une certaine spatialité distincte. Autrement je ne me l’explique pas ».
« Quant à l’Europe, pour être tout à fait honnête, c’est la partie du monde qui m’inspire le moins. Pour ce qui est de la Belgique, j’ai vécu des journées très intéressantes à Alden Biesen, mais je trouve que les Européens feraient mieux de tourner leurs regards vers cette partie du monde où la vie est si pétillante. Un élément nettement plus intéressant en ce qui concerne les fleurs est qu’en Asie, il existe un lien étroit entre les fleurs et la religion. Les fleurs sont souvent des offrandes divines ».
Nouveau livre : « Weddings & Events »
Sakul Intakul a publié de nombreux livres. Qui ne connaît pas les titres classiques tels que « Tropical colors : The Art of Living with Tropical Flower » ou « Dok Mai Thai : The Flower Culture of Thailand » ? Douze ans après « Tropical colors », Sakul Intakul apporte aujourd’hui la touche finale à une nouvelle publication, dont la parution est prévue pour mars-avril 2015, qui a tout pour devenir un best-seller : « Weddings & Events ».
« Cet ouvrage grandiose est avant tout le fruit de mes dernières activités en Inde. J’y présente simplement de nouvelles créations et je tente de créer l’inspiration en me basant sur des commandes que j’ai exécutées à l’occasion de mariages et d’événements. J’affirme, sans fausse modestie, que cet ouvrage repousse les limites ».
Légende : image img 0728 : Représentation d’une décoration gigantesque réalisée pour un mariage en Inde, extraite d’un livre qui paraîtra prochainement.
KADERSTUK
Sakul Intakul concernant… le lotus
« Le lotus symbolise la naissance de Bouddha. Il s’agit littéralement d’une fleur divine à considérer avec tout le respect qu’elle mérite. En raison des propriétés hydrofuges de sa feuille, le lotus est considéré comme la pureté même. Pour les bouddhistes, il n’y a pas de plus belle offrande que le lotus. La fleur non encore éclose a la forme de deux paumes de main courbées et reliées par des doigts légèrement tendus. C’est de cette façon que les citoyens thaïlandais se saluent. Cette fleur, qui est la plus pure de toutes, est l’offrande idéale tant pour Bouddha que pour les moines ».
Concernant… le regard porté sur les fleurs
« Une fleur ne se regarde pas seulement. Une fleur se voit, se sent et se touche. J’invite souvent mes étudiants à commencer par regarder une fleur. Ensuite, je leur demande de fermer les yeux et de m’indiquer s’ils peuvent toujours voir, sentir et toucher la fleur. Au Japon, j’invite parfois les personnes à fermer les yeux et à s’imaginer qu’ils se trouvent sous un cerisier en fleur dont les pétales tombent progressivement et je leur demande si les pétales leur chuchotent déjà quelque chose sur la saison à venir… »
Et concernant… les couronnes
« Les couronnes ? Oui… On les voit partout, mais elles n’ont absolument rien à voir avec la Thaïlande. Elles nous viennent d’Europe et maintenant, on les voit partout ».
Pour Sakul Intakul, Pak Khlong Talat, le plus grand marché aux fleurs de Bangkok, vaut la peine d’être vu. « Toute personne qui se rend en Thaïlande devrait visiter ce marché aux fleurs, même s’il faut séparer le bon grain de l’ivraie. Chinatown est bien entendu aussi un autre lieu intéressant à visiter ».
Les fleurs occupent une place prépondérante dans la vie de tous les jours. « Nous, les Thaïlandais, nous grandissons dans les fleurs ! Leurs fleurs sont partout et elles ont, chaque fois, un lien avec la vie religieuse. Ce n’est pas un hasard si mon musée renferme un “Temple of flowers”. Je montre ici l’importance d’une cohabitation harmonieuse entre l’homme et la nature ».
Transmission de connaissances : « La transmission de connaissances est essentielle. Voilà pourquoi j’organise des formations gratuites en art floral thaïlandais pour les jeunes jusqu’à l’âge de 13 ans ».
On voit des fleurs de sanctuaire (« shrines ») devant quasiment chaque maison. « 95 % de la population thaïlandaise est bouddhiste, ce qui a une influence sur la construction d’une maison. En effet, lorsque vous construisez une maison, vous perturbez les esprits qui se trouvent à cet endroit et vous devez alors leur prévoir un autre abri. Cela se fait en construisant sur le côté un lieu saint dans lequel ils peuvent habiter. Ce lieu saint, vous devez non seulement l’entretenir avec soin, mais vous devez aussi prévoir des offrandes, notamment des guirlandes de fleurs » conclut Sakul Intakul.